Morval
La première nuit au village avait été calme. Brisé par la marche de la journée, étourdi par la soirée d’accueil. Morval n’avait pas tardé à s’endormir, son oreiller sous la tête. Dès qu’il poussa la porte de la grande maison, il la vit. Sa grand-mère l’attendait. Toujours la même. Mince, belle, de noir vêtue, dans son grand fauteuil. Elle s’habillait en noir depuis fort longtemps. La mort du père. Elle ne lui dit pas un mot. Le regarda avec intensité. Tira ses mains. Ses bras. Sa tête. Et l’embrassa. Il crut voir dans ce beau visage très vieilli, l’ébauche d’un sourire. Elle l’installa près d’elle. Et de longues minutes de silence s’établirent entre eux. Un silence riche. Où l’émotion sereine de sa grand-mère l’apaisait. Puis elle lui dit : « Tu te souviens lorsque tout petit tu me demandas quelle profondeur avaient les gorges du Risoux ? Je te répondis : « Jette un caillou et attends d’entendre son contact avec le sol. » Presque une dizaine d’années qu’ils ne s’étaient pas vus. Des brouilles dans la famille. Morval adorait sa grand-mère. Elle avait vieilli. En dix ans. Il avait passé deux bacs en France et fait une partie de ses études universitaires. Il se souvint que petit, il prenait dans les siennes ses longues mains blanches. Des veines étaient apparentes. Il lui expliquait que ses veines étaient de grands fleuves de Chine et délicatement, il en descendait le cours. « Le Yang-Tseu-Kiang et le Houang-Ho », se dit-il aujourd’hui. Il lui parla. De son envoi en France pour faire ses études. De sa curieuse façon de se mettre en colère. De faire du théâtre. De sa manière, de parler avec un langage cru. Interdit. Ses rêves de Superman. Ses inventions. Pendant plusieurs heures à voix basse, ils parlèrent. Sa grand-mère était un poète. Elle décryptait ce qui lui disait. À haute voix. Il ne comprenait pas toujours. Tout à coup, on frappa à la porte. Entrèrent Étienne et Albert. La fête de l’arrivée de Morval commence au bistrot du lac. « Cette année vous êtes cinq à avoir 25 ans », dit l’un d’eux. Il avait fallu qu’il aille au café. Qu’il mange. Qu’il entende les discours, les félicitations. Du maire du village. Du curé. Sa grand-mère se tenait à l’écart. Elle mangeait très peu et se retira vite. Avaient 25 ans : Amarande, Violenta, Philippe, Gueule-de-Peigne et lui-même. Arrivé en retard au repas. Il fut placé à côté d’Amarande. Une fort belle femme. Un peu fade. Déjà mariée. Tout au bout de la table. La beauté sauvage de Violenta. Elle baissait la tête. Regardant son assiette. Brusquement, elle lève ses grands yeux verts et le regarde droit dans les yeux. Violenta. Violenta. Violenta. Ses cheveux noirs. Sa peau blanche. À son côté Gueule-de-Peigne et son sourire effroyablement glauque. Il lui donne froid dans le dos. Violenta n’y prête aucune attention. Elle le regarde, lui, Morval. Il s’était changé. Tous les villageois portaient des costumes de ville. Il détestait le monde. Il se retira vite. Vers minuit. De tout cela, il était fatigué. Plus que de la marche forcée. Il avait bien dormi. Les demis de piquette. Il n’avait plus l’habitude. Le village avait monté de la cave du bistrot du Lac deux tonneaux de vin ordinaire.
Cette première nuit avait été calme. Il se leva relativement tôt. Et descendit dans l’allée. Si sa grand-mère l’avait imposé au village. Il demeurait tout de même un étranger. Presque un étranger. Dès qu’il prit l’allée déserte, il vit les femmes aux fenêtres. Derrière les doubles vitres. Toujours. Elles ne dorment jamais, les femmes. Elles attendent et regardent. Les femmes. Des visages blancs entourés de noir. Sur la rive du lac, plus une seule barque. Les hommes sont partis à la pêche. De la friture à midi. Ou peut-être rien. Morval marchait à pas lents. Demain, tout commencerait. Demain dimanche. À l’église à 11 heures. Le ciel était couvert. Demain, le ciel sera noir. Il n’y aura plus de ciel. Une sorte d’absence de ciel. Un vide. Quand le ciel est bleu. Le soleil se détache au matin des montagnes. Des montagnes en forme de longues collines. Ou d’un tapis ondulé. Le jour. Un soleil qui gratte la surface du lac avec un stylet d’or. Ce matin. Presque la mer, ce lac. La brume cache l’horizon. Un aber ou quelque chose comme ça. Les montagnes sur le côté droit, le retiennent dans sa longueur. Les montagnes se dénudent à force de le retenir. Ces montagnes creusées. Jusqu’au cœur de la roche, grise, tachetée de jaune. L’hiver, lorsque le lac est gelé, les gosses vont en patins jusque vers la brume. Sur l’une des parois rocheuses qui tombent à pic, un patin fut peint, avec une date. Le début du siècle. Le village se trouve au bout du lac. À l’autre bout. Un autre monde. Le bourg. En cette saison de Pâques, le lac sème le long des côtes des excréments verts. Algues. Sans odeur. Assis sur un banc, face au lac. Dos au village. Il tourne la tête à gauche. Son cœur bat plus vite. À cause de l’église. Située en dehors du village. Son clocher en ruine. Le village aurait pu se passer de son église. La transformer en grange pour les foins de l’été. Non. Ils l’utilisaient. Avec un certain rite. Sans croire vraiment. Viendrait le jour où ils déterreraient leurs morts pour les faire revivre. Une telle pensée ne pouvait venir que dans la tête d’un étranger. Un passant qui, par hasard, s’arrêterait au cimetière, lors d’une balade estivale. Il verrait des pierres. Dont certaines très vieilles et d’autres plus récentes. Il déduirait que le village incinère ses morts, vu l’exiguïté de la tombe. Le clocher en ruine, c’était récent. Les morts vivants, c’était possible. Mais le village ne les déterrerait pas. Car sous les pierres, il n’y avait rien. Pas l’ombre d’un mort. Ils n’enterraient pas leurs morts au village. Lors d’un deuil, la circulation était interdite. Nul ne pouvait venir s’il n’appartenait au village. Non. Ils ne les enterraient pas comme tout le monde.