L’approche par décennies de l’Oeuvre laisse supposer une vision linéaire du temps. Passer d’hier à aujourd’hui, au fil des ans, pressent un itinéraire dont les jours se ressemblent. Non dans le contenu mais dans le contenant. Une vague réminiscence surgit dans mon esprit, celle de la notion bergsonienne de « durée » face au temps découpé en heures et minutes. La « durée », ce temps sans temps, cette façon de vivre un espace-temps qui nous apparaît comme infini et qui peut ne durer que quelques secondes n’a rien à faire d’une décennie. Et pourtant l’habitation est faite d’étages, les escaliers de marches… Et pour qui n’a de vision que réaliste, il semble difficile de passer du rez au 10e étage comme le font le rêve et l’esprit sans l’aide des décennies qui situent le texte.
Itinéraire d’el(le), décennie en cours, a rendu sensible le parcours en spirale du « marchant ». La reprise de premiers jets ayant bientôt 50 ans d’âge, la copie de ces textes laisse entrevoir une démarche d’approfondissement et non d’avancement. La fuite en avant qui caractérise la société marchande dans laquelle nous vivons impose une vision d’apparence progressiste du monde alors que tout se fait dans une démarche qui « nous fait tourner en rond » vers un centre recherché comme le vécu ultime de ce monde… Je marche en rond, autour de… vers un centre inatteignable certes, mais combien riche d’enseignements.Je visualise le travail que j’accomplis comme une progressive avancée vers un point intérieur. Je pense à la façon de voir l’histoire de l’historien italien des 17e et 18e siècle Giambattista Vico, qui la regardait comme une spirale ascendante avec à chaque tour un retour en arrière propre aux avancées précédentes. Ce sur un plan extérieur du bilan du vécu de l’humanité sur terre. Quant au bilan intérieur, ne sommes-nous pas toujours en recherche vers une Centre qui nous échappe?
Dans les écrits nouveaux, à l’image du Polar homérique qui rassemblait de très courtes nouvelles (voir décennie précédente), j’ai commencé une série de créations de textes et pour la première fois de courtes vidéos sur des situations dramatiques dans des gares. « Théâtre de gares » pourrait en être le titre. Ces très courtes pièces devraient être jouées là où se trouvent les voyageurs, soit sur les quais ou dans les salles d’attente voire les halls. Un « cercle de craie » délimite ce qui peut être une scène. La première trouve son existence dans la Hauptbahnhof de Zurich ou la Westbahnhof de Vienne ou tout autre grande gare qui relierait Pinsk en Biélorussie et Mortemer, en Normandie. La seconde pièce-vidéo a pour entourage la Gare de Vallorbe, magnifique gare dans le Heimatstyle bien délabrée, il faut le dire. Cette grande gare qui voit passer deux ou trois fois par jours les trains à grande vitesse reliant Lausanne et Paris, devait être une porte d’entrée conséquente et visible en Suisse. Construite au début du XXe siècle, cette gare voit un site de requérants d’asile s’installer à quelques mères de la voie ferrée. Le mélange des migrants, des Suisses et des voyageurs passants met en exergue l’incommunicabilité des certains groupes humains. Vallorbe est un bourg et non une ville. D’où l’étrangeté du lieu-gare.
De petits textes (« Concerts souterrains ») repris de la jeunesse et laissés en l’état sont sortis de l’ombre du tiroir. Ces pierres angulaires, souvent maladroites, restent le point de départ sur le chemin de l’écriture. Car toute construction opérée rend nécessaires des pierres qui semblent avec le temps de peu d’importance. Ces pierres qui soutiennent le bâtiment sont encore plus étranges aujourd’hui qu’hier.
Je fis alors la constatation que toute pierre d’importance n’est pas nécessairement visible et bien taillée. (RdlC-CFB 15.3.13)